Le billet de Nicolas Terrasson

 

 

La nature de notre lien actuel à la technique en général et à l'informatique en particulier, basculera-t-elle vers une forme d'assujettissement complet ?
Question intéressante, troublante, objet de réflexions chez certains penseurs, support fantasmagorique d'écrivains, de cinéastes. Certains artistes plasticiens se nourrissent aussi de prospective pour stimuler leurs créations, leurs recherches.
De toute façon l’artiste, au-delà d’une nécessité intérieure, reflète toujours plus ou moins son environnement, sa « vision du monde », par imprégnation.

Mais quid de l'usage dans sa pratique quotidienne des outils techniques et numériques ?
Une première intuition conduit à percevoir uniquement ces instruments comme amélioration d'outils anciens fondamentaux. Un sculpteur tirera comme bénéfice du ciseau à bois électrique un confort de travail accru et un gain de temps. De la même manière, un vidéoprojecteur facilitera le report d'un dessin sur la toile d’un peintre, variante de la mise au carreau.
Les photographes manient aujourd'hui la retouche numérique comme ils jouaient avec la chimie du développement argentique pour modifier leurs clichés.

Ce dernier exemple permet cependant de pousser plus loin la réflexion : la photographie n'était à sa naissance qu'une technique fixant des instants du réel à des fins documentaires ou scientifiques. Mais des peintres s'en emparèrent pour accumuler des références iconographiques puis d'autres détourneront l'outil en discipline artistique autonome.
Au-delà de restreindre l'innovation technique à une simple béquille utilitaire de plus, certains artistes cherchent donc dans l’outil même et/ou la science qui lui est reliée, des expériences, des détours débouchant sur un nouveau genre artistique.
Un dernier exemple incarné dans la peinture pointilliste dont on sait qu'elle prit forme à l'aune des découvertes scientifiques de l'époque sur la perception humaine des couleurs.

Bref, il est juste ici question d’éclairer les possibilités d'un processus créatif "immanent", où l'art trouve son principe en lui-même par déconstruction de son propre média associé. À l'air du numérique omniprésent, c'est une possibilité pouvant dynamiser la création, parmi bien d'autres.

Mais de grâce, ne créons pas de camps opposés, la pratique traditionnelle n'exclut pas les nouvelles technologies et vice-versa. L'un peut se nourrir de l'autre, des croisements peuvent s'opérer entre le « fait main » et le geste « numérique ». Le risque est précisément l'innovation pour l'innovation sans substance, émotion ou pensée sous-jacente. Cela peut mal vieillir.

Ce n'est pas parce qu'on "gagne du temps" pour réaliser l'étude préparatoire d'une œuvre en volume, avec l'impression 3D par exemple, qu'on y gagne forcement sur le plan artistique : même si dans son essai de 1935, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin note judicieusement que « L'histoire de chaque forme artistique comporte des époques critiques, où elle tend à produire des effets qui ne pourront être obtenus sans effort qu'après modification du niveau technique, c'est-à-dire par une nouvelle forme artistique. », prenons aussi en compte une citation de 1970 de A. Michael Noll :  « L'ordinateur n'a été utilisé que pour copier des effets esthétiques qui auraient pu être aisément obtenus à l'aide des techniques traditionnelles (…). L'utilisation des ordinateurs (…) n'a pas encore produit d'expériences esthétiques que l'on puisse qualifier d'entièrement nouvelles. »

Il serait dommage que les créateurs fanatiques de la modélisation informatique 3D n’en viennent qu’à transposer littéralement un champ artistique ancien sous-forme numérique. Mais ce serait tout aussi dommage de n’explorer aucun potentiel lié à la révolution informatique, à condition d’avancer sans buts précis, par tâtonnements, en mélangeant intuition et discernement, audace et recul. Dans une telle aventure, il est toujours possible de se débrancher ou pas, de fermer quelques antennes.
C’est la pensée humaine, consciente ou non, qui induit l'acte de création, qui commande l’outil.